CHAPITRE III
Chroniques mytanes (extraits).
« Les données », d'Ikhan En Sue.
Mytale se pare d'un cortège de huit satellites : deux astres parfaitement sphériques, deux globes très aplatis aux pôles, un ove, deux lunes oblongues et irisées et une inqualifiable pépite anguleuse. Six orbitent d'est en ouest, une nord-sud et l'ove sud-ouest/nord-est, l'ensemble traçant des configurations spectaculaires aux combinaisons infinies. Leurs trajectoires varient, leurs vitesses sont toutes dissemblables et, s'il est possible de les apercevoir toutes en même temps, la vision d'une conjonction octostyle est une véritable gageure pour celui qui ne dispose pas d'un computer. Bien sûr, ces caprices secouent fortement les masses océaniques, rendant la navigation souvent périlleuse.
Avec ses excentricités astronomiques, Mytale est un joyau d'exotisme pour tout voyageur dans l'âme. Sa révolution est de six cent huit jours standard, soit quatre cent cinquante-six mytans divisés en six saisons fortement prononcées de trois mois chacune : (hémisphère nord) l'hiver (janvier, février, nébrier), la perve (mars, avril, uvanie), le printemps (florée, mai, juin), l'été (juillet, août, pluvan), l'automne (baccie, septembre, octobre) et la cyanée (novembre, décembre, noctembre). Quelqu'un de pointilleux a poussé la conscience professionnelle jusqu'à faire débuter l'année le premier jour de mai, dans l'unique souci de faire coïncider septembre, octobre, novembre et décembre avec les sept, huit, neuf et dixième mois.
*
La voix avait claqué comme un ordre, sèche, péremptoire, mais avec les intonations de l'avertissement. C'était un timbre masculin, clair et profond, qu'Audh localisa à une quinzaine de mètres sur sa gauche.
— Ne faites pas un seul geste, restez inerte.
L'animal s'était immobilisé et tendait une oreille en direction de la voix, mais ses yeux restaient fixés sur Audham. Il attendait.
— Le loup est un prédateur volage, il tue pour tuer, tout ce qui bouge, sans distinction. Vous avez eu la bonne fortune de l'éveiller. C'est un nocturne. En période d'affût, il vous aurait égorgée depuis longtemps.
Audh était sereine. Cette voix (qui n'était pas pressée d'intervenir) avait un effet sédatif. Elle appelait le monstre loup. Pourquoi pas ?
— Il serait sur vous avant que vous ne dégainiez. Les warshs sont moins rapides que lui, mais à cette distance, un warsh tenterait sa chance. N'essayez pas de le faire. Et, quand vous pourrez tirer, surtout, abstenez-vous. Nous allons vous sortir de là.
Nous ? Ils étaient plusieurs ? Audh n'était pas en grande forme, elle n'avait repéré ni le loup, ni les Mytans… Mais pourquoi des Mytans souhaiteraient-ils la sauver ? Pourquoi des Mytans parleraient-ils l'interlangue sans déformation, sans accent ?
Un éclair gris-blanc traversa le clair entre deux bosquets, dans le dos du « loup ».
— Vous venez d'apercevoir Min'. Pour l'instant, elle est à contrevent ; bientôt, le loup va la sentir et se tourner. Restez figée tant que tout ne sera pas fini.
Il y eut un autre éclair perlé, le loup fit volte-face. Un troisième éclair, et le loup bondit. Audham vit sa robe grivelée s'étirer puis se fondre en taches nébuleuses. Des fulgurations plus sombres lui apprirent qu'un deuxième animal participait à cette gigue effrénée. Elle ne l'avait même pas vu surgir.
Tout s'interrompit brusquement. Le loup gisait sur la mousse fongueuse, la gorge ensanglantée ; un félin s'en éloignait, une patte et un côté vermeils d'hémoglobine. Il s'allongea et entreprit de lécher ses blessures. Quelqu'un dépassa Audh pour s'agenouiller près de lui.
Audh fit un effort considérable pour taire sa surprise ; l'être qui avait parlé et l'avait ignorée pour se consacrer au fauve n'était pas un Mytan, en tout cas pas un de ceux qui avaient massacré l'expédition. Avant même de songer à bouger, elle le détailla presque cliniquement : hominidé sapiens sapiens brachycéphale cyanoderme. À peu de choses près, ils étaient semblables. Tout en lui était délié : ses jambes minces, ses bras graciles, sa taille svelte. Sa longue chevelure opalescente fluait sur son visage d'elfe déchu et ses traits ciselés dans le pervenche de son épiderme, nez droit et fluet, pommettes à peine visibles, lèvres ténues tout juste ourlées. Pour tous vêtements, il arborait une cape légère et des grègues serrées.
Quant au félin, qui se désinfectait à grands coups de langue sous l'inspection du Mytan, Audh comprit avec stupeur qu'il s'agissait d'un chat des plus communs… à cent kilos et un mètre près. Hormis le ventre, les membres à partir du jarret et la gueule qu'il avait blancs, il était tigré gris et noir… Elle était tigrée ; c'était une femelle.
— Ce ne sera rien, diagnostiqua l'homme en se relevant. Les entailles sont peu profondes… La prochaine fois, elle évitera de jouer avec un loup comme avec un chien.
— Ah, laissa tomber Audh, qui n'avait pas visualisé une seule image du combat.
Le Mytan l'observa avec le même œil critique qu'elle avait eu à son égard et s'avança vers elle en fronçant les sourcils.
— Cet incident est tombé à point nommé, reprit-il. Je ne savais pas comment vous aborder.
— Pardon ? s'étonna Audh.
— Je vous suis depuis une semaine… Six jours, n'est-ce pas… Et vous êtes si… Enfin… votre comportement… Je m'appelle Lodh, Lodh Ilodi Lodj.
Audh resta pantoise. Tant l'absence de transition que les consonances ridicules et chantantes du nom la laissaient béate, parcourue d'une tiédeur de niaiserie nubile.
— Audh… Audham En-Tha, bafouilla-t-elle.
— Eh bien, Audh Audham…
— Euh… Audham tout court. Audh est un diminutif.
Il eut un sourire presque ironique.
— Audham ? Audham, vous avez deux à trois cents warshs aux trousses et à peu près autant qui vous attendent à l'orée de cette forêt. J'ai pu constater que vous étiez chanceuse, mais cette nuit, je crois que nous allons prendre les plus élémentaires précautions.
À part la notion d'urgence et celle de danger, Audh était incapable de comprendre le sens des paroles du Mytan. Elle ouvrit la bouche, et la referma sur un gargouillis inaudible. Elle n'avait vraiment rien à dire.
— Il faut retourner dans la forêt-conscience, la sauva Lodh Ilodi Lodj. Les warshs ne s'en approcheront pas la nuit. Suivez-moi.
« La forêt-conscience », c'était une image qui s'adaptait bien à l'horreur qu'elle avait arrosée de faisceaux. Y retourner ne l'enchantait pas, mais son nouveau compagnon devait savoir ce qu'il faisait, elle lui emboîta le pas. Il lui semblait qu'Audham En-Tha commençait à avoir un peu plus d'avenir sur ce monde pour le moins hostile.
*
Finalement, Lodh Ilodi Lodj prenait assez peu de précautions dans la forêt-conscience, si ce n'était celle de ne pas déranger. Il marchait doucement en ayant soin de n'écraser aucune plante, contournait certains bosquets et s'efforçait de rester sur les mousses qui couvraient presque tout le sol, dans les traces de la « chatte ». Audh l'imitait pas à pas, et jamais leur progression ne fut entravée par quoi que ce fût. Le Mytan entraîna la jeune femme jusqu'au cœur même du bois et s'arrêta.
— Audham, cet endroit en vaut un autre pour discuter.
Audh regarda la clairière en tous sens. Il commençait à faire très sombre, et le froid s'abattait sur la forêt… Une forêt en laquelle elle n'avait pas exactement confiance, malgré sa quiétude apparente.
— Ici ? demanda-t-elle.
Lodh Ilodi Lodj ignora la question. Il lança son havresac au centre de l'éclaircie et disparut derrière un groupe d'arbres, dont il revint avec quelques branches mortes, une poignée de brindilles et l'intention de ne pas se laisser geler par la nuit. Audh avait l'intime conviction qu'il avait déjà une opinion précise d'elle et qu'elle ne devait pas être flatteuse, mais dans sa situation, elle ne voyait pas en quoi cela pouvait être gênant. Elle s'assit à côté du havresac (assez loin de la « chatte ») et laissa l'indigène préparer son feu sans lever le petit doigt.
— Qu'est-ce qu'un warsh ? interrogea-t-elle d'une voix sans timbre. Un des monstres qui nous ont massacrés ?
— Oui. (Il était accroupi, dos à elle, et soufflait sur le cône de brindilles pour étendre la flamme.) Une machine de guerre assez spécialisée, comme vous l'avez remarqué. Comment vous en êtes-vous sortie, Audham ?
Audh haussa les épaules ; c'était une question inintéressante.
— La confusion et un peu de chance, je suppose. Vous avez dit que vous me suiviez depuis six jours… Pourquoi ?
Il tourna juste la tête, le temps de lui lancer un regard franchement réprobateur. C'était apparemment la stupidité qu'il réprouvait.
— J'ai d'abord découvert les restes de votre expédition, et Min' a soulevé vos traces. (À l'énoncé de son nom, le félin s'arrêta un instant de lécher ses plaies pour plisser les yeux en direction du Mytan.) Il m'a semblé que je pouvais aider un extra-Mytan à affronter Mytale.
Il était difficile de se satisfaire de cette réponse.
— Comme cela ? releva Audh. Vous passiez, et sur un coup de tête…
Le feu avait pris, sans la moindre fumée. Lodh disposa quelques bûches un peu plus grosses au-dessus de la flamme et pivota vers Audh.
— C'est effectivement plus compliqué. Que vous reste-t-il à manger ?
Toujours cette absence de transition, comme s'il s'agissait d'une performance de communication. Audh fouilla ses poches et en extirpa une poignée de rhizomes au goût aillé.
— Je n'ai même plus d'eau, avoua-t-elle.
— Vous arrivez à manger ces trucs ? (Lodh était effaré.) Je crois que je vais vous offrir un repas moins fruste que votre ordinaire.
Du sac, il sortit une outre, un carré de viande séchée, quatre fruits ou légumes de la taille d'une carotte et la couleur d'une aubergine, quelques akènes encore verts et un morceau de gâteau (de pain ou de fromage ?) moyennement appétissant.
— Votre astronef a été précipité sur Mytale, annonça-t-il. Volontairement, vous comprenez ?
— Je sais. Ce qui m'intéresse, c'est le qui et le pourquoi.
— Les evres, parce qu'ils haïssent l'Imperium. (Lodh Ilodi Lodj se consacrait plus à l'entretien du feu qu'à la discussion.) Je suppose que cette réponse ne doit pas beaucoup vous éclairer. (De nouveau, il lui tournait le dos.) Les evres sont en quelque sorte les maîtres de Mytale, la caste dominante… Une synarchie, si vous préférez. Ils se prétendent immortels et peut-être sont-ils les rescapés de la colonie originelle ; cela n'est pas important. En tout cas, ce sont eux qui ont conçu et façonné notre société. Ils ont fondé les castes, les coutumes, les devoirs et la culture – ou l'inculture – mytans.
Le lit de braises commençait à prendre une allure convenable. Lodh y déposa les légumes violets puis se réinstalla en face d'Audham.
— Les evres ont fait écraser votre astronef grâce aux mystes là où une troupe de warshs n'attendait que de vous massacrer.
Audham siffla.
— Les warshs, d'accord, ce sont les machines à tuer. Mais myste, ça veut dire quoi ?
Elle avait du mal à fixer le regard du Mytan, d'ailleurs essentiellement parce que celui-ci fuyait vers elle-aurait-aimé-savoir-quel-malaise.
— Dans un autre genre, les mystes sont le pouvoir des evres.
— Une autre caste ?
— Oui.
— Comment nous ont-ils sabordés ?
Audham pressentait l'aberration de la réponse. C'était tellement énorme que son interlocuteur réfléchit plus d'une minute avant de se lancer.
— Scopesthésie, parakinésie et autres néologismes psioniques. (D'un geste, il l'empêcha de l'interrompre.) Ici, l'évolution s'est effectuée dans des conditions critiques, très vite et dans toutes les directions. Nous nous sommes adaptés sans discernement et sans mesure. Certains se sont orientés vers des spécialisations techniques, physiques, martiales ; d'autres vers des capacités nouvelles : cérébrales, musculaires, nerveuses, endocrinales… D'autres encore vers la domination psychique de la nature et de leurs semblables.
« Les malins ont rapidement pris le pas sur les autres ; pour ce que j'en sais, c'était les membres du noyau scientifique. Eux savaient dans quelles directions orienter leurs efforts. (Sa voix était pleine d'ironie et d'amertume.) Ils se sont nommés evres, les éternels, en terrien, et sous prétexte d'un but commun (se venger des lâches qui les avaient abandonnés sur Mytale), ils ont canalisé les mutations. Oh ! ça n'a été ni radical, ni soudain ! Il leur a fallu douze siècles pour asseoir leur maudite société de castes… »
Audh profita d'une pause pour interroger :
— Tout à l'heure, vous n'étiez pas certain de leur longévité, et maintenant, vous la présentez comme un fait établi… Je dois prendre ça comment ?
— Comme un doute d'une rare futilité. (Lodh haussa les épaules.) Qu'ils soient réellement des premiers colons ou qu'ils se soient transmis le pouvoir de génération en génération ne change rien à la réalité mytane. (Il referma le sujet d'un autre haussement d'épaules.) Donc, tout en haut, vous avez les evres ; puis viennent les mystes, qui se chargent essentiellement de l'administration planétaire et font office de contrôle, et sous divers statuts difficiles à hiérarchiser, les warshs, conçus pour le combat et la répression, la police et l'armée. Restent les braines, penseurs en tout genre, et les beeses, travailleurs de tous poils, qui sont tous bâtis en fonction de leurs tâches.
« Enfin, bien sûr, il y a les parias, un bon quart de la population qui a échappé aux aberrations mutagènes. Ce sont les hiumes, les esclaves, le rebut, les dévots du totalitarisme impérial, les sales non-mutés. (Il consentit un sourire à peine railleur.) Ne vous fiez pas trop à mes paroles, elles sont caricaturales. Tout n'est pas si limpide, si catégorique ; les nuances et les exceptions sont infinies. »
Lodh Ilodi Lodj se tut. Audham dut ressasser tout son discours pour bien en saisir les paramètres. Le Mytan avait une tendance prononcée aux phrases informelles, truffées d'évidences culturelles, et cela n'éclaircissait pas son propos.
— Bon, que faisiez-vous près du lieu du carnage ?
Elle s'était efforcée d'ôter toute suspicion de sa voix.
— Nous avons appris un peu tard que l'Empire revenait sur Mytale, et nous n'avons pas pu vous éviter cette horreur. J'étais le plus près, je suis donc allé voir s'il n'y avait pas de survivants, et j'ai trouvé vos traces…
Audh n'avait pas compris la moitié de ce qu'il venait de dire. Elle était perdue dans ce qu'il considérait comme des truismes.
— Attendez, l'arrêta-t-elle. Vous mélangez tout. D'abord, l'Empire n'existe plus, les mondes humains sont gouvernés par une fédération de démocraties planétaires…
— Cela change-t-il quelque chose ?
— Pardon ? (Audh s'égarait encore davantage.) Je l'ignore… Enfin, si, mais là n'est pas la question.
— À votre guise.
— Lorsque vous dites « nous », vous parlez des hiumes, c'est cela ?
— Certains hiumes : les illes.
— Qu'est-ce qu'un ille ?
— Quelqu'un à éviter, un reclus parmi les reclus, un fou dangereux qu'on ne prend pas comme esclave et qui fait bien attention à ne pas agacer. Marginal, asocial, malade, dément, rebelle… un bon peu de mauvaise graine, en quelque sorte.
Lodh Ilodi Lodj était fier d'être un ille, cela se lisait aussi facilement dans sa voix que dans ses yeux. Audham sentait monter en elle un intérêt purement analytique pour cette planète, cet ille et pour son propre sort, comme si elle sortait enfin de l'état de choc consécutif au massacre.
— Où en est votre technologie ?
Cette fois, il la regarda intensément puis détourna les yeux pour jeter un œil sur la cuisson des légumes.
— Vous êtes coincée ici, Audham, déclara-t-il en écartant la nourriture de la braise. Mytale est en plein Moyen Âge : pas de générateur, pas de laser, pas de computer, aucune autre science que la psionique et cette génétique un peu particulière qui domestique les mutations.
Il n'y avait aucune trace de mensonge dans son timbre, mais la façon dont il avait prononcé les mots « laser », « générateur » et « computer » donnait à penser qu'il savait exactement de quoi il parlait, ce qui appelait une autre interrogation.
— Que devient le reste de l'humanité ? la précéda-t-il.
Elle ne pouvait pas ne pas répondre.
*
Quand Audh décida qu'elle en avait assez dit, ils avaient fini de manger et le feu donnait d'évidents signes de fatigue. Lodh Ilodi Lodj entreprit de l'alimenter, ce qu'il fit sans prononcer le moindre mot. Il l'avait écoutée sans jamais l'interrompre et, maintenant, il semblait réfléchir non à ce qu'elle avait expliqué mais à ce qu'il devait en penser. Finalement, il se contenta d'une remarque plutôt surprenante :
— Ce système, votre Fédération, n'est ni nouveau, ni adapté. Il n'est que l'entérinement d'une incapacité à vivre l'expansion interstellaire, un succédané du colonialisme impérial porteur d'une inertie interne assez sclérosante. Les mots dont vous usez pour le décrire : « libéralisme, compétitivité, progressisme, démocratie, solidarité » se contredisent tous à un degré ou un autre, comme s'ils étaient le reflet des problèmes irrésolus. Je ne suis pas certain de goûter cette machine homéocrate.
Audh faillit demander d'où il tenait ses connaissances politiques, mais elle s'abstint. Elle craignait de s'entendre répliquer qu'il n'y avait là qu'une critique de bon sens. En outre, elle avait des millions d'autres questions plus rationnelles.
— Vous parlez l'interlangue à la perfection, fit-elle remarquer. Après deux mille ans, c'est surprenant.
— L'interlangue est l'argot des illes.
— Vous avez une curieuse conception du dialogue ! reprocha-t-elle. Seuls les illes parlent l'inter ?
— Les evres aussi.
— Que parlent les autres ?
— Aïe ! On ne peut pas dire que vous soignez vos questions !
Audham en avait assez de passer pour l'idiote de la Fédération. Cet ille était imbu de sa culture, de son éducation et de lui-même. Depuis qu'il était apparu dans la clairière, il la taxait régulièrement, quoique de façon détournée, de frivolité ou d'ingénuité. C'était lassant.
— Nous parlons la même langue, Lodh Ilodi Lodj, mais pas de la même façon. J'essaie de mon mieux de comprendre votre système de référence. En contrepartie, vous pourriez faire l'effort de le mettre à ma portée avec un minimum d'indulgence. Quelle est la langue couramment employée par les autres castes ?
Le sourire du Mytan était pour le moins amusé.
— Les evres ont aussi imposé un langage à Mytale, un système polyvalent basé sur une combinaison de l'interlangue et du terrien classique, quelque chose de suffisamment tordu pour être simple. Au centre, une ossature d'environ cinq mille sémantèmes et une centaine de lexèmes acclimatables, composés d'une ou deux syllabes… Ce sont les éléments du parler « courant ». Axés sur cette structure orbitent quatre dialectes d'idiotismes de castes qui s'articulent sur quelques milliers de morphèmes de deux ou trois phonèmes… Euh… excusez mon impudence…, vous comprenez, n'est-ce pas ?
Audh lui lança un regard mauvais et ne prit pas la peine de répondre.
— Vous êtes susceptible, faillit se faire gifler Lodh Ilodi Lodj. D'un côté, ce système est positif, car tout Mytan connaît les racines de base et peut exprimer à peu près n'importe quoi. De l'autre, ce code de communication s'appuie sur le « diviser pour régner » : le dialogue constructif est impossible entre deux individus de classes différentes. Quant aux hiumes, ils parlent généralement le même idiome que leurs maîtres, quand ils en ont, ou se débrouillent avec des vestiges d'interlangue.
Audham tenta d'imaginer les pierres d'achoppement de ce langage synthétique. À priori et d'un point de vue technique, le processus était simple et remarquablement ouvert. Mais, d'une part le système d'affixes de classe fermait la communication, d'autre part, il réduisait sérieusement les potentialités artistiques de l'expression verbale ou écrite.
— Et l'écriture ?
— Sept voyelles, dix-huit consonnes, un yod, cinq signes de ponctuation, des caractères cunéiformes et une orthographe phonétique. À part les hiumes, tout le monde sait lire et écrire… mais personne n'écrit et il n'y a pas grand-chose à lire… Tout à l'heure, je vous ai parlé des warshs qui vous cherchent, cela ne paraît pas vous intéresser beaucoup !
Encore et toujours cette façon de lui faire sentir qu'elle marchait à côté de ses bottes.
— Je suppose qu'ils se sont décidés à compter les cadavres et que, comme vous, ils ont trouvé mes traces, se contint-elle. Et alors ? Qu'y puis-je ?
— Ils ont peut-être trouvé quelques traces qui m'auraient échappées, mais j'en doute. Par contre, ils finiront par tomber sur celles que vous avez laissées dans la forêt : celles-là, je ne risquais pas de les effacer ! (Lodh se dépêcha de poursuivre, peut-être à cause de l'éclair meurtrier qu'il vit dans ses yeux :) Si les warshs ont quitté les décombres de votre astronef, c'est qu'ils étaient persuadés de ne laisser aucun survivant. S'ils sont revenus, ce n'est donc pas pour se décarcasser à compter des cadavres que la faune avait fait disparaître avant même mon arrivée. Je pense plutôt qu'un myste vous aura repérée et aura donné des ordres en conséquence…
— En ce cas, il continuerait à savoir où je suis, et les warshs m'auraient déjà massacrée !
Manifestement, Lodh Ilodi Lodj n'appréciait pas qu'on le traitât comme il traitait autrui ; il se crispa, rougit, puis reprit le cours de ses explications :
— Je ne sais pas, la psionique et les mystes échappent à mon entendement. Il est possible qu'un empathe puisse percevoir une aura étrangère seulement dans une région si dépeuplée que cette présence détonne sur le silence du paysage ; alors les auras warshs suffiraient à la recouvrir… J'ai sommeil.
Audham ouvrit la bouche, la referma sans rien dire et la rouvrit en s'efforçant de retenir le rictus qui tirait sur ses lèvres.
— Eh bien, dormez !